10 août 1817

Francis Cabot Lowell était étendu sur son lit, agonisant. Il savait que dans quelques jours, ou quelques heures peut-être, la vie s’éteindrait en lui. Il trouvait cela particulièrement injuste car il n’avait que 42 ans et encore tant de projets qui n’aboutiraient pas, ou du moins, pas réellement comme il le souhaitait. Comment quitter ce monde sans avoir peur pour le devenir de l’entreprise qu’il avait créée, comment être sûr que ses associés, les Boston Associates, perpétuent leur vision commune de la Boston Manufacturing Compagny? F.C. Lowell avait tant oeuvré pour améliorer l’industrie textile mais aussi les conditions de ses ouvrières qu’il redoutait de partir si jeune sans avoir eu suffisamment de temps pour savourer le succès de sa conception de l’industrie textile. Il avait mis au point un processus de fabrication efficace qu’il voulait différent de celui de Grande-Bretagne, très dur vis-à-vis du monde ouvrier. Ayant une grande foi dans les habitants de Nouvelle-Angleterre, il avait fait construire un premier moulin à côté de la rivière Charles, à Waltham, dans le Massachusetts, trois ans plus tôt. Le système Waltham-Lowell était révolutionnaire et sans précédent, combinant dans un même lieu la filature et le tissage des textiles, ce qui permettait une réelle efficacité.
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Quant aux Lowell Mill Girls, ses ouvrières, il avait tenu à les payer en espèces régulièrement toutes les semaines. Il avait refusé d’embaucher des enfants mais uniquement des jeunes femmes de 15 à 35 ans, célibataires et logées dans des dortoirs appartenant à l’entreprise. Il se chargeait de leur offrir des opportunités éducatives au travers de cours mais aussi de services religieux. Ces jeunes femmes, également appelées les filles du moulin, étaient encouragées à s’instruire et à poursuivre des activités intellectuelles. Elles avaient accès à des bibliothèques et avaient assisté à des conférences gratuites de Ralph Waldo Emerson*, mais aussi de John Quincy Adams, 6ème président des Etats-Unis, qui promouvait l’éducation. Francis Cabot Lowell, de tout le peu de force qu’il possédait encore, espérait qu’il n’avait pas fait tout cela en vain.
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Lorsque son épouse rentra dans la chambre quelques instants plus tard et vint caresser sa main, il tourna faiblement son regard vers elle puis poussa un dernier soupir avant de s’éteindre.
29 juillet 2019
Georgia parcourait les allées de la bibliothèque de Lowell depuis quelques minutes, cherchant un livre qui retranscrirait bien la vie des filles du moulin. La bibliothécaire s’approcha d’elle et lui proposa son aide, une aide si précieuse car elle lui mit entre les mains une copie du journal de Virginie Cooper, Lowell Mill Girl née en 1793 et qui avait travaillé durant plusieurs décennies pour la manufacture, d’abord en tant qu’ouvrière puis en tant que surveillante dans les dortoirs. Cette femme avait toujours été appréciée par la direction pour son adaptation et sa diplomatie et elle accepta l’opportunité de rester au sein de la Boston Manufacturing Compagny, après de nombreuses années de travail à l’usine, en tant que matrone désormais.
S’installant dans un fauteuil confortable près d’une fenêtre pour feuilleter le livre quelques instants, Georgia plongea dans le journal de Virginie sans voir le temps s’égrener rapidement.
« Cher journal, 14 décembre 1816
Voilà plus de deux ans que je travaille au moulin et déjà 3 ans que papa est mort. Je suis satisfaite d’avoir trouvé cet emploi car chaque mois, je peux donner un peu d’argent à maman pour que ma soeur et mon frère mangent à leur faim. Je ne crois pas m’être sacrifiée en venant travailler ici. Cela a permis à maman, aidée aux travaux des champs par Lucie et Tom, de garder la ferme après la mort de notre père. Quant à moi, j’ai pu apprendre à lire et à écrire et lorsque j’ai une demi-journée de repos, je rentre à la ferme pour aider et enseigner l’alphabet et le calcul à toute la famille, même à ma mère, qui s’y entend mieux aujourd’hui pour gérer le budget. Maintenant qu’elle sait compter, maman ne se laisse plus avoir par Mme Harrison quand elle va dans sa boutique pour lui proposer les produits de notre ferme. Ce travail a changé nos vies car sans lui, nous serions certainement tombés dans la misère. Malgré l’aide des voisins, maman n’aurait pas pu tenir très longtemps ainsi. Il faut reconnaître qu’ici, nous sommes mieux payées que dans d’autres usines et quand M. Lowell vient nous inspecter, il est toujours gentil et souriant, un homme bon.
Mon amie de toujours Susan m’a rejointe pour travailler au moulin et je me suis entendue avec mes camarades pour qu’elle soit dans la même chambrée que la mienne. Nous passons de bons moments le soir dans nos dortoirs, d’autant que Susan est une conteuse incroyable. Dès que la matrone a le dos tourné, elle nous raconte des histoires qui nous font frissonner avant de nous endormir et nous cachons nos cris d’épouvante sous nos couvertures pour ne pas nous faire surprendre par la surveillante après 22h. »
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« Cher journal, 11 août 1817
Notre si bon M.Lowell est mort d’une pneumonie hier. Nous sommes toutes stupéfaites et inquiètes de notre devenir… »
à mardi prochain pour la suite…
Natacha Ramora
* Ralph Waldo Emerson : essayiste, philosophe et poète, chef de file du mouvement transcendantaliste (mouvement littéraire, spirituel, culturel et philosophique qui a émergé aux États-Unis, en Nouvelle-Angleterre, dans la première moitié du XIXe siècle. Une des croyances fondamentales des transcendantalistes était la bonté inhérente des humains et de la nature. Ils croyaient aussi que la société et ses institutions — particulièrement les institutions religieuses et les partis politiques — corrompaient la pureté de l’humain, et qu’une véritable communauté ne pouvait être formée qu’à partir d’individus autonomes et indépendants – source Wikipédia).
merci, toujours un réel plaisir de lire vos article, connaître l’histoire du patchwork. Bonne et belle journée .D. BISSUEL
Merci Bernard, vous verrez dans le prochain épisode combien le monde ouvrier du textile était rude à l’époque ! Prenez soin de vous,
Natacha
Bonjour, encore un article qui nous apprend l’univers du monde textile. j’adore vous lire. Merci
Amicalement
Bonjour Yakéné, je suis toujours ravie et rassurée aussi je l’avoue, de savoir que certaines d’entre vous aiment me lire, c’est encourageant pour moi et me donne l’envie de poursuivre.
A mardi prochain, je vous embrasse .
Natacha
Je découvre et j’attends avec impatience la suite de cette histoire pour mieux connaitre ce que pouvait être le travail de ces femmes en usines il n’y a pas si longtemps que ça finalement.
Oui Gene, il n’y a pas si longtemps que cela et pourtant, en découvrant la suite la semaine prochaine, tu verras que dieu merci, les conditions de travail ont beaucoup évolués! Ce qu’ont vécu ces femmes est insensé! Ce ne sera pas acceptable de nos jours….
Oh! une nouvelle saga passionnante ! Merci !
Merci très chère Tic tics pour tes commentaires toujours supers sympas! C’est agréable de les lire!
MERCIIII
Je ne connaissais pas ce Monsieur ….. et grâce à ton article, tu medonnes très envie de découvir son Histoire
Coucou Nancy, tres heureuse de te donner l’envie de découvrir le patrimoine laissé par F.C.Lowell ainsi que sa personnalité avant-gardiste !
Natacha
Impatiente de connaitre la suite du journal de virginia….
Bsbsbs eee
Coucou Estelle, j’espère que tout va bien chez toi. Je profiterai de mes vacances pour te faire un petit mail 😉
Merci de ta grande fidélité! Bisous
Natacha
Belle découverte, inconnu pour moi…..merci
Je suis ravie Michèle que ce soit une belle découverte! A mardi prochain donc!
Natacha
passionnant! je rattrape mon retard de lecture de blogs…
Hello Coco, tu vas enfin avoir un peu de temps pour te balader sur les blogs et je te remercie de ton passage 😉
Je vais tâcher de faire en sorte que cela reste passionnant jusqu’au bout. Bises,
Natacha
Merci beaucoup pour ce passage historique…le genre d’article qui me passionne
et me laisse sur ma faim… ;-)))
A bientôt
Véronique
A très vite donc Véronique! Merci pour ce commentaire qui m’encourage à poursuivre les aventures de Virginia. Je profite d’un petit séjour au vert pour trouver l’inspiration.
Natacha